Simuler pour améliorer les performances des jauges à ionisation

La fabrication de semi-conducteurs, la recherche en physique des particules et bien d'autres procédés s’effectuent dans des conditions de vide poussé (HV) voire d’ultra vide (UHV). Pour améliorer la mise au point de ses jauges à ionisation, nécessaires aux mesures de pressions en environnement HV/UHV, le fabricant d’instrument liechtensteinois INFICON a utilisé la modélisation multiphysique afin d’affiner et tester un impressionnant nouveau design.


Par Alan Petrillo
Juin 2023

Souvent, l’innovation prend la forme d’une compétition, une course entre créatifs pour atteindre un but louable. Cependant, même les concurrents les plus acharnés doivent partager un consensus sur la façon de parvenir au succès. Tout comme la performance de chaque coureur est mesurée par le même chronomètre, les concurrents d'autres domaines recourent à des outils standardisés pour évaluer les progrès accomplis jusqu’à la ligne d'arrivée.

Pour ceux qui se consacrent à l'innovation technologique, l'un de ces outils essentiels est la jauge à vide. Les environnements sous vide poussé et sous ultravide (HV/UHV) sont utilisés pour la recherche, le raffinage et la fabrication de nombreux produits manufacturés. Mais comment les concepteurs s'assurent-ils que les niveaux de pression dans la chambre à vide de leur installation sont réellement conformes à ceux d'autres installations ? En l'absence de normes communes et d'outils fiables pour les appliquer, il est impossible de comparer les performances des chambres à vide et des produits testés.

Un concours mondial révèle le prototype gagnant

Ces divergences potentielles expliquent en quoi le dispositif illustré en figure 1 est si important. La jauge Ion Reference Gauge 080 (IRG080), produite par INFICON, est le fruit d'un projet multinational visant à développer un meilleur outil pour mesurer la pression dans les environnements HV/UHV.

Figure 1. L’Ion Reference Gauge 080, conçue et produite par INFICON. Image fournie par INFICON.

Le développement de ce capteur, plus précis, robuste et reproductible que les jauges à ionisation existantes, a été coordonné par le Programme Européen de Métrologie pour l'Innovation et la Recherche (EMPIR). EMPIR est le fruit d'une collaboration entre des entreprises privées et des organismes de recherche publics, qui vise à rendre le "système de recherche et d'innovation de l'Europe plus compétitif à l'échelle mondiale". Les acteurs du projet ont examiné plusieurs options avant de convenir que la solution d'INFICON était la mieux à même de répondre aux objectifs de performance.

Les organisations qui ont participé au projet de jauge d'ionisation sont les suivantes (Ref. 3):

  • Physikalisch-Technische Bundesanstalt (PTB) — Germany
  • Cesky Metrologicky Institut Brno (CMI) — Czech Republic
  • Institut za Kovinske Materiale in Tehnologije (IMT) — Slovenia
  • Laboratoire national de métrologie et d'essais (LNE) — France
  • Research Institutes of Sweden AB (RISE) —Sweden
  • European Organization for Nuclear Research (CERN) — Europe
  • Faculdade de Ciências e Tecnologia Universidade Nova de Lisboa (FCT-UNL) — Portugal
  • VACOM Vakuum Komponenten & Messtechnik GmbH — Germany
  • INFICON Aktiengesellschaft — Liechtenstein

VACOM et INFICON sont les deux fabricants d'instruments qui ont conçu et fabriqué les prototypes de jauges.

Détermination de la densité des gaz par ionisation

"L'expression "rien ne se passe dans le vide" est bien connue, mais en réalité une quantité de choses intéressantes se produisent dans les espaces presque vides. "Il n'existe presque aucun produit de haute technologie qui n'implique pas un processus sous vide", explique Martin Wüest, responsable des technologies capteurs chez INFICON.

Le terme "vide" peut décrire de façon théorique l’absence absolue, mais comme l'indique la terminologie HV/UHV, le vide d'un espace réel est généralement une question de niveau. Mesurer différents niveaux de vide nécessite différentes méthodes pour déterminer les taux de pression. "Selon les conditions, certaines méthodes de mesure de pression sont plus efficaces que d'autres", explique M. Wüest. "À des pressions quasi atmosphériques, vous pouvez utiliser une jauge à membrane capacitive. En vide primaire, vous pouvez mesurer le transfert de chaleur par convection". Cependant, aucune de ces approches n'est efficace aux niveaux de pression HV (pression inférieure à 0.1 Pascals, ou Pa) ou UHV (pression inférieure à 10-6 Pa).

"Aux pressions HV/UHV, il n'y a pas assez de particules pour forcer une membrane à bouger, et il est impossible de mesurer de manière fiable le transfert de chaleur. C'est là que nous utilisons l'ionisation pour déterminer la densité du gaz et la pression correspondante", ajoute M. Wüest.

Figure 2. Exemple de jauge à ionisation à filament chaud Bayard-Alpert. Image fournie par INFICON.

Le dispositif de mesure de la pression HV/UHV le plus courant est une jauge à ionisation à filament chaud Bayard-Alpert (figure 2), que l'on place à l'intérieur de la chambre à vide. Le cœur de cet instrument se compose de trois éléments : le filament (ou cathode chaude), la grille et le collecteur d'ions. Son fonctionnement consiste d'abord à alimenter le filament en courant électrique basse tension, ce qui a pour effet de le chauffer. En chauffant, le filament émet des électrons qui sont attirés par la grille, elle-même alimentée par une tension plus élevée. Certains des électrons circulant vers et à l'intérieur de la grille entrent en collision avec les molécules de gaz qui flottent librement dans la chambre à vide, entraînant la formation d’ions qui convergent ensuite vers le collecteur. Le courant ionique mesurable dans le collecteur est proportionnel à la densité des molécules de gaz dans la chambre.

"Nous pouvons ensuite convertir la densité en pression, conformément à la loi des gaz parfaits", précise M. Wüest. "La pression sera proportionnelle au courant des ions divisé par le courant des électrons, divisé par un facteur de sensibilité dépendant de la nature du gaz présent dans la chambre".

Des jauges sensibles à la chaleur et aux manipulations brutales

Qu'est-ce qui fait un bon outil ? Imaginez un charpentier au travail, avec un marteau, une scie et un mètre ruban à portée de main. Si chacun de ces outils présentent des marques d’usage intensif, quelques traces de coups ne les empêcheront pas de faire leur travail. Malheureusement, il en va tout autrement pour les jauges à ionisation Bayard-Alpert. Bien que les principes de fonctionnement de ces appareils soient éprouvés, leur étalonnage est facilement compromis par une utilisation et des manipulations régulières.

"Une jauge à ionisation typique contient de fines structures métalliques qui sont maintenues en tension par des ressorts", décrit M. Wüest. "Chaque fois que vous utilisez l'appareil, vous chauffez le filament à une température comprise entre 1 200 et 2 000 °C, ce qui affecte le métal du ressort et peut déformer la forme du filament. Cela modifie la source et les trajectoires du flux d'électrons".

Outre leur sensibilité à la chaleur, les composants principaux d'une jauge Bayard-Alpert peuvent facilement se dérégler et introduire une incertitude de mesure inacceptable de 10 à 20 %. "La plupart des systèmes de chambres à vide sont donc surdimensionnés", souligne M. Wüest, et la nécessité de réétalonner fréquemment ces jauges fait perdre un temps de développement précieux et engendre des coûts supplémentaires.

Construire un modèle de simulation d'un design de référence

L'équipe du projet s'est fixé un objectif d'incertitude de mesure d'au plus 1 % lorsque la jauge est utilisée pour détecter de l'azote gazeux. Un autre objectif majeur était d'éliminer la nécessité de réétalonner les facteurs de sensibilité aux gaz pour chaque jauge et chaque espèce de gaz détectée. Enfin, les performances de ce nouveau dispositif ne devaient pas être affectées par des chocs mineurs et devaient être reproductibles par d'autres fabricants.

Pour atteindre ces objectifs ambitieux, l'équipe s'est d'abord concentrée sur l'étude des mesures HV/UHV en examinant 260 travaux sur le sujet. Cette première étape a permis de sélectionner le modèle intégrant le meilleur des pratiques actuelles de conception de jauges à ionisation : la jauge de type extracteur IE514 d'INFICON.

Figure 3. Diagramme simplifié des composants principaux de la jauge INFICON IE514. Trois groupes ont participé à la conception des modèles de simulation.

L'Université NOVA de Lisbonne au Portugal, le Laboratoire de Recherche Européen (CERN) et INFICON ont chacun développé des modèles de simulation de la jauge IE514 (figure 3). Les résultats obtenus avec chaque modèle ont été comparés aux résultats des tests effectués sur un prototype physique de la jauge IE514 afin de s'assurer de la précision des modèles avant d'explorer de nouveaux designs.

Figure 4. Modèle COMSOL de la jauge IE514 d'INFICON (à gauche) et jauge réelle (à droite).

Francesco Scuderi, ingénieur spécialisé en simulation chez INFICON, a utilisé le logiciel COMSOL Multiphysics® pour modéliser l'IE514 (figure 4). Le modèle a permis d'analyser les émissions thermoïoniques d'électrons provenant du filament et l'ionisation du gaz par ces électrons. Le modèle permet également de suivre les trajectoires des ions générés vers le collecteur. Grâce à ces résultats de simulation, M. Scuderi a pu calculer un facteur de sensibilité attendu, basé sur le nombre d'ions détectés par électron émis - une mesure importante pour comparer la fiabilité générale du modèle avec les résultats des tests réels.

"Après avoir construit la géométrie et le maillage du modèle, nous avons défini les conditions aux limites de notre simulation", détaille M. Scuderi. "Nous cherchons à exprimer la relation couplée entre les émissions d'électrons et la température du filament, qui varie environ entre 1 400 à 2 000 °C, sur toute la longueur du filament. Cette variation affecte thermioniquement la distribution des électrons et les trajectoires qu'ils suivront". (figures 5-6)

Figure 5. Résultats de la simulation de l’IE514 montrant la température du filament (à gauche) et le potentiel électrique entourant la structure de la grille (à droite).
Figure 6. Graphique des résultats de la simulation de l’IE514 en fonction la longueur d'arc du filament et la densité de courant d'émission thermoionique.

"Une fois simulés les conditions thermiques et le champ électrique, nous pouvons commencer notre simulation de lancer de rayons", poursuit M. Scuderi. "Le logiciel nous permet de suivre le flux d'électrons vers la grille et les effets d'échauffement couplés qui en résultent". Ensuite, le modèle est utilisé pour calculer le pourcentage d'électrons qui entrent en collision avec des particules de gaz. À partir de là, il est possible d'effectuer un lancer de rayons des ions résultants, en suivant leur trajectoire vers le collecteur, comme le montre la figure 7.

Figure 7. Modèles de lancer de rayons montrant les trajectoires simulées des électrons (bleu) et des ions (rouge) dans l'IE514.

"Nous pouvons alors comparer la quantité d'électrons circulants avec le nombre d'ions et leurs positions. De là, nous pouvons extrapoler une valeur pour le courant ionique dans le collecteur et calculer le facteur de sensibilité", ajoute M. Scuderi.

Le modèle d'INFICON est parvenu de manière remarquable à générer des valeurs simulées en étroite adéquation avec les résultats des tests effectués sur le prototype de référence. L'équipe a ainsi pu étudier comment les modifications apportées au design modélisé affectaient les paramètres principaux, notamment l'énergie d'ionisation, les trajectoires des électrons et des ions, le courant d'émission et de transmission, et la sensibilité.

Une jauge plus précise, plus robuste et plus facilement reproductible grâce à la simulation

Le produit final d'INFICON, l'IRG080, intègre de nombreux composants issus des jauges Bayard-Alpert existantes, cependant certains éléments clés sont quelques peu différents. Par exemple, le filament du nouveau modèle est un disque solide suspendu, et non un fil fin. La grille est désormais constituée de solides pièces métalliques forgées. Le collecteur se compose à présent de deux éléments : une broche ou tige unique qui attire les ions et un anneau métallique solide qui aide à orienter le flux d'électrons loin du collecteur vers une coupe de Faraday. Cette configuration, optimisée par la simulation de lancer de rayons avec le logiciel COMSOL Multiphysics®, augmente la précision en dissociant mieux les trajectoires des ions et des électrons.

Figure 8. Image d'un modèle COMSOL de la jauge IRG080.

INFICON a conçu 13 prototypes qui ont été évalués par le consortium du projet. Les essais ont montré que l'IRG080 a atteint l'objectif de réduction de l'incertitude de mesure à moins de 1 %. En ce qui concerne la sensibilité, l'IRG080 a obtenu des résultats 8 fois supérieurs à ceux de la jauge de référence. Tout aussi important, le prototype INFICON a donné des résultats uniformes au cours de multiples sessions d'essais, offrant une répétabilité de la sensibilité 13 fois supérieure à celle de la jauge de référence. Vingt-trois jauges identiques ont été construites et testées au cours du projet, confirmant qu'INFICON avait créé un outil plus précis, robuste et reproductible pour mesurer les conditions HV/UHV.

À la fin du projet de jauge ionique, l'équipe INFICON a brandi un trophée impressionnant : l'IRG080 lui-même. Martin Wüest a déclaré modestement : "Nous considérons que c'est une bonne démonstration de nos capacités".

Cette réussite n’est pas exclusive à l'équipe. INFICON a bénéficié des idées et du soutien de ses partenaires, et à son tour, l'ensemble de la communauté scientifique et industrielle bénéficiera de mesures plus efficaces des conditions HV/UHV. L'ensemble du projet est un bon exemple de concours où, en fin de compte, tout le monde est gagnant.

References

  1. Euramet, "Towards a Documentary Standard for an Ionisation Vacuum Gauge," Feb. 2021; https://www.euramet.org/project-16NRM05
  2. Euramet, "About EMPIR," 2023; https://www.euramet.org/research-innovation/research-empir/about-empir
  3. EMPIR, "Ion Gauge: Members of the Project," May 2019; https://www.ptb.de/empir/16nrm05-consortium.html