Un modèle d'oeil humain, paramétrique et en 3D, offre 20 ans supplémentaires de confort de vision

Une équipe de recherche de Kejako, société suisse de technologie médicale, explique comment elle utilise la simulation multiphysique pour développer une solution innovante qui retardera de plusieurs décennies le besoin de lunettes de lecture ou de chirurgie invasive.


Par Gemma Church
Octobre 2018

La presbytie est un effet naturel du vieillissement entrainant une perte d'élasticité du cristallin de l'oeil et une forme d’hypermétropie. Cela a pour conséquence une diminution progressive de l’accommodation visuelle car les yeux ne peuvent plus modifier efficacement leur puissance optique, ou faire la "mise au point", pour conserver une image nette d’un objet lorsque sa distance varie.

Les traitements actuels proposent deux solutions radicalement opposées : porter une paire de lunettes ou alors opter pour une solution chirurgicale invasive au risque de compromettre la qualité de la vision (Figure 1).

A photograph showing halos around streetlights as an example of visual impairment.
A photograph of glare when looking at streetlights.
A photograph of a textbook in a dark room to illustrate poor visual acuity in dim lighting.

Figure 1. Les solutions chirurgicales actuelles entraînent des troubles de la vision, comme des halos (à gauche), des éblouissements (au milieu) ou une mauvaise acuité visuelle en condition de faible éclairage (à droite).

Une solution novatrice mise au point par la société Kejako, spécialisée dans les technologies médicales, permettra d'offrir un traitement viable qui se situe à mi-chemin entre la chirurgie et les lunettes. Leur modèle paramétrique 3D complet de l’oeil fournit des informations précieuses sur la principale cause de l’apparition de la presbytie au fil du temps. Ainsi, Kejako se prépare à proposer une solution innovante qui retardera de plus de 20 ans le besoin de lunettes de lecture ou de chirurgie invasive.

Options de traitement personnalisées

Le cofondateur et Directeur Général de Kejako, David Enfrun, explique : “Notre solution a le potentiel pour devenir la prochaine référence en terme de médecine ophtalmologique antivieillissement et personnalisée.” Nous nous concentrons sur les traitements précoces pour maintenir une capacité d'accommodation visuelle suffisante, en offrant des traitements laser antivieillissement personnalisés qui pourraient donner aux patients une extension de leur confort de vision pour une durée allant jusqu’à 20 années supplémentaires.”

La solution de Kejako est conçue pour traiter les causes profondes de la presbytie et comprend une série de chirurgies laser oculaires, non invasives, et prescrites au patient dès les premiers symptômes de la presbytie et jusqu’à l’apparition éventuelle d’une cataracte liée à l’âge. Cela permet de maintenir l'amplitude d’accommodation visuelle d'un patient au dessus de la limite où les lunettes sont requises (Figure 2).

Figure 2. Principe des effets de la restauration du cristallin (phacorestauration) sur l'accommodation visuelle en fonction de l'âge.

Pour corriger la presbytie, l'équipe combine le traitement non invasif avec la simulation pour fournir une solution tout en un, appelée phacorestauration.

Leur travail de simulation comprend un modèle paramétrique 3D complet de l’oeil développé grâce à la simulation multiphysique. Enfrun précise : “Nous avons commencé notre travail de développement en 2015 avec un logiciel alternatif que nous connaissions bien. Cependant, il est vite apparu que cette solution était trop restrictive. Notre projet étant fondamentalement multiphysique.”

“En 2016, nous avons donc commencé à travailler avec COMSOL en raison de la nature multiphysique du logiciel et aussi pour la grande qualité du support client.” –David Enfrun, Cofondateur et PDG, Kejako

Le modèle complet de l’oeil permet d’offrir un traitement personnalisé à chaque patient. C'est important car chaque patient est différent, tant sur le plan physiologique que sur le niveau de sa presbytie. Enfrun ajoute : “Il n'existe pas une seule et unique solution pour le traitement de toute les presbyties et notre modèle sera fondamental pour résoudre ce problème. Nous pouvons utiliser le modèle pour optimiser le traitement de chaque patient et offrir une procédure personnalisée.”

Un oeil sur les physiques

Pour créer un modèle paramétrique 3D précis de l'oeil, il est indispensable de prendre en compte sa géométrie complète et les différents phénomènes physiques mis en jeu. Aurélien Maurer, ingénieur R&D chez Kejako et chef de projet de ce modèle de l’oeil, explique : “Nous avions besoin d'une solution complète, incluant la mécanique et l'optique de l'oeil. Nous voulions modéliser l'oeil tout entier et modifier ses propriétés afin de tester différentes options.”

A schematic of a human eyeball with the components labeled. Différents éléments de l'oeil à prendre en compte pour le modèle multiphysique.

Figure 3. Différents éléments de l'oeil à prendre en compte pour le modèle multiphysique.

Pour y parvenir, il faut tenir compte d'une série de facteurs physiques complexes. Dans l'oeil, il faut considérer différentes physiques et différentes propriétés des matériaux. Comme la viscosité de l'humeur aqueuse, l’indice de réfraction du cristallin et de la cornée, ainsi que la modélisation des ligaments et des fibres musculaires lorsqu'ils déforment le cristallin.

L'équipe voulait également modéliser le gradient d’indice de réfraction lorsque la lumière pénètre dans le cristallin, ils ont donc couplé l'optique à la mécanique des structures. Maurer précise : “Personne n'avait encore examiné la relation entre la déformation mécanique et le gradient d’indice de réfraction dans le cristallin. Alors nous avons décidé de le modéliser et de comparer nos résultats avec ceux de la littérature.”

L’approche prenant en compte à la fois les éléments mécaniques et optiques de l'oeil a été validée par des mesures existantes. “Si nous modélisons la mécanique ou l'optique séparément, nous n'obtenons pas toutes les informations dont nous avons besoin. Mais si nous mettons tout cela ensemble, alors la magie opère,” ajoute Maurer.

Focalisation sur la multiphysique

Utilisant des géométries basées sur des mesures statistiques et des techniques classiques d'imagerie comme la Tomographie en Cohérence Optique (OCT), l'équipe a commencé à développer son modèle en dessinant l'oeil puis elle a traduit ces informations en une géométrie 3D paramétrique importée dans le logiciel COMSOL®. Les éléments mécaniques de l'oeil ont ensuite été modélisés, y compris les ligaments et les fibres musculaires complexes qui contrôlent la forme du cristallin, ainsi que les propriétés viscoélastiques du corps vitré qui remplit la zone postérieure de l'oeil.

Figure 4. De la mesure à la simulation. A gauche : Une image OCT typique d'un oeil en vision proche en haut et en vision lointaine en bas. Au milieu : Une coupe transversale du modèle 3D basé sur la mesure des résultats de l’OCT, créé à l'aide du logiciel SOLIDWORKS®. A droite : Maillage du modèle 3D réalisé avec COMSOL®.

La nature hétérogène et fibreuse de la sclère a également été modélisée. Charles-Olivier Zuber, doctorant biomédical dans le cadre du partenariat entre Kejako et l'Université de Rostock, en Allemagne, explique : “La sclère, partie blanche de l'oeil, est constituée de fibres de collagène lui conférant des propriétés mécaniques non linéaires. Elle est mise sous contrainte par la pression interne exercée par l’humeur aqueuse et c’est pour cette raison que son comportement doit être examiné dans un environnement multiphysique.” Le déplacement des composants de l’oeil pour une accommodation spécifique et par rapport à leur position de repos, peut être déterminé en tenant compte de tous ces éléments (Figure 5, à gauche).

Simulation results for the human eye model, showing eye deformation and far vision. Résultats de simulation montrant la déformation du cristallin et les trajectoires des rayons lumineux en vision de loin.
A plot of the rays traveling through an eye's optical system. Mise au point des rayons après avoir traversé le système optique de l'oeil. Les couleurs foncées représentent une densité de rayons plus élevée.

Figure 5. A gauche : Résultats de simulation montrant la déformation du cristallin et les trajectoires des rayons lumineux en vision de loin. A droite : Mise au point des rayons après avoir traversé le système optique de l'oeil. Les couleurs foncées représentent une densité de rayons plus élevée.

Les capacités du logiciel en optique géométrique ont été utilisées pour modéliser les propriétés de réfraction de la lentille, tracer les trajectoires des rayons lumineux et leur focalisation sur la rétine en considérant des rayons entrants parallèles à l’axe de vision (comme s'ils étaient émis par une source située à l’infini). Cela a permis de simuler l’acuité visuelle du patient et l'amplitude d'accommodation objective. La focalisation des rayons sur la rétine par le système optique de l'oeil (cornée et cristallin) peut être simulée (Figure 5, à droite). La distribution des rayons sur la rétine dépend de l'acuité visuelle individuelle.

“Nous pouvons fournir des modèles qui reproduisent exactement ce que le patient voit, ce qui nous permet de mieux comprendre et traiter la presbytie."

–Aurélien Maurer, ingénieur R&D, Kejako

"Par exemple, nous pouvons voir quelle image se forme sur la rétine d’un individu, puis faire en sorte que la netteté de sa vision puisse être traitée en conséquence,” ajoute Maurer. L'équipe a validé son analyse de l'accommodation visuelle et la simulation de la presbytie en utilisant des mesures sur plus de 50 yeux.

La capacité à modéliser cette large étendue de paramètres a été la clé de la création et du succès du modèle paramétrique 3D complet de l’oeil. Zuber souligne : “Ce que nous apprécions chez COMSOL, c'est que nous avons accès à tous les paramètres qui déterminent la configuration géométrique, les propriétés des matériaux et les physiques impliquées. Une telle flexibilité est très utile pour améliorer notre compréhension de la question et trouver la solution la plus efficace.”

Donnez-nous un "GRIN"

La simulation multiphysique a permis à l'équipe de déduire certaines propriétés non mesurables du cristallin, y compris le gradient d'indice de réfraction (GRIN) utilisé dans le modèle paramétrique 3D de l'oeil. L'indice de réfraction du cristallin de l'oeil humain présente des fluctuations subtiles, ce qui conduit à un modèle de réfraction particulier. Le GRIN consiste en une variation spatiale continue de l'indice de réfraction, avec une augmentation de sa valeur de la périphérie vers le centre du cristallin. Cette répartition a une forte influence sur la focalisation de la lumière, l’aberration et donc l'acuité visuelle. Grâce aux simulations, le GRIN du cristallin de l'oeil peut être calculé, ce qui est essentiel pour comprendre comment la lumière traverse la structure.

Le GRIN agit comme un facteur multiplicatif pour l'accommodation visuelle de l'oeil. Comme les tissus du cristallin (avec leur indice de réfraction spécifique) bougent avec l’accommodation, il en résulte deux configurations optiques différentes pour chaque état extrême que sont la vision de près ou de loin (Figure 6).

A simplified schematic of an eye lens GRIN. Représentation simplifiée multicouche du GRIN avec décomposition en lentilles équivalentes. La vision de loin est représentée à gauche, la vision de près à droite. Les couleurs représentent la valeur de l'indice de réfraction avec les valeurs les plus élevées en rouge.

Figure 6. Représentation simplifiée multicouche du GRIN avec décomposition en lentilles équivalentes. La vision de loin est représentée à gauche, la vision de près à droite. Les couleurs représentent la valeur de l'indice de réfraction avec les valeurs les plus élevées en rouge.

Le cristallin est constitué de cellules fibreuses disposées en couches concentriques comme un oignon. C’est cette organisation structurée qui permet la transparence du cristallin, mais elle a aussi une forte influence sur ses propriétés mécaniques anisotropes. Le modèle tient compte de cette microstructure, en utilisant les options de coordonnées curvilignes disponibles dans le logiciel pour représenter la disposition des fibres (Figure 7). La valeur du GRIN est incroyablement difficile à mesurer directement, mais son inclusion dans le jeu de paramètres (Figure 8) était essentielle pour assurer la précision du modèle et, par conséquent, l’efficacité du traitement proposé.

A plot of the anisotropic material properties and GRIN distribution in an eye lens. Système de coordonnées curvilignes utilisé pour représenter les propriétés anisotropes du matériau du cristallin. La distribution du GRIN est ici représentée.

Figure 7. Système de coordonnées curvilignes utilisé pour représenter les propriétés anisotropes du matériau du cristallin. La distribution du GRIN est ici représentée.

A plot of the GRIN measurements for an eye found via MRI. Exemple d'un GRIN mesuré par Imagerie par Résonance Magnétique (IRM).
A plot showing a parametric model of a GRIN for a human eye lens Modèle paramétrique du GRIN.

Figure 8. A gauche : Exemple d'un GRIN mesuré par Imagerie par Résonance Magnétique (IRM). A droite : Modèle paramétrique du GRIN.

Simulation pour tous

L’équipe utilise maintenant l'Application Builder disponible dans le logiciel pour créer des applications de simulation. Ceci permettra d’étendre la portée du modèle paramétrique 3D complet de l’oeil et de préparer l’entreprise à sa maturité pour le marché.

Une fois le modèle multiphysique intégré dans une application de simulation avec une interface conviviale, le travail de Kejako est directement prêt pour un cadre clinique et sera suivi d’un procédé spécifique. Un clinicien peut utiliser les techniques standards d'imagerie OCT pour visualiser l'oeil du patient. Ces informations sont envoyées à Kejako, où l'équipe d'experts peut créer un modèle paramétrique 3D complet de l’oeil personnalisé. Ce modèle est ensuite optimisé et une procédure de phacorestauration personnalisée est créée.

La prévalence de la presbytie devrait toucher plus de 1,3 milliard de personnes d'ici 2020. Les applications seront donc fondamentales pour répondre à la demande des non spécialistes de la simulation. Ainsi, grâce à ces applications ils pourront bénéficier de la multiphysique pour créer le traitement par phacorestauration de chaque patient. “La simulation et la modélisation ont permis de gagner du temps par rapport à nos tests in vivo et ex vivo. Nous passerons aux essais cliniques lorsque nous serons confiants quant aux effets attendus dans le corps humain et donc convaincus par notre solution. COMSOL Multiphysique nous aidera à y parvenir dans un délai beaucoup plus court,” conclut Enfrun.

L'équipe de recherche Kejako à la Conférence COMSOL 2017 à Rotterdam. De gauche à droite : Aurélien Maurer, Charles-Olivier Zuber, David Enfrun, et John Speyrer.

De gauche à droite : Aurélien Maurer, Charles-Olivier Zuber, David Enfrun, et John Speyrer.

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